cw : racisme et queerphobie intériorisés + mention de violence
1. Pendant la majorité de mon enfance et de mon adolescence, j’ai refusé de me regarder dans le miroir. Évidemment, je ne pouvais pas m’empêcher totalement de catch a glimpse de mon visage lorsque je devais péter des boutons ou laver le chocolat autour de ma bouche, mais je sais que je ne me regardais pas dans les yeux.
Je n’osais pas.
Je me souviens encore du moment où j’ai pris la décision de ne plus croiser mon regard. J’avais quatre ou cinq ans et je me brossais les dents dans la salle de bain, tête baissée. En relevant la tête, j’ai fait le saut; je n’étais pas blanche! Mon apparence ne fittait pas avec celle que j’avais de moi-même dans ma tête. Terrorisée par cette expérience out-of-bodyish, j’ai décidé de ne plus la recommencer. Comme la plupart des personnes ayant toujours vécue en so-called Amérique du Nord, mon monde était composé de visages blancs signifiant « bons », « généreux », « sauveurs ». Et pour moi, c’était encore plus personnel. Blanc voulait dire « papa, maman », « grands-parents », « cousin.e.s », « heureux.se.s ». « Riches ». « The good side, the side you should always take ». Ne pas posséder les traits liés à ce groupe de personnes a été choquant, heartbreaking pour moi. Être enfant et ne plus vouloir de mon visage, quel épouvantable vœu. Si je ne pouvais pas avoir les yeux verts et les cheveux bruns que j’enviais tant, autant ne plus rien avoir du tout. J’étais trop foncée pour cette vie. Je ne riais même pas jaune parce que je ne riais pas, jamais.
Alors je ne me suis plus regardé dans le miroir. C’était trop dur pour mon petit cœur sensible et j’étais déjà assez triste. Je ne me suis pas vue grandir, littéralement.
Ça a duré jusqu’à mes 14 ans, pendant cette longue et douloureuse année où j’ai dû faire mon coming out à moi-même. Secondaire 3. L’année sans répit.
Flash-back : Mercredi 19 janvier 2011 (j’ai tenu plusieurs journaux dans mon adolescence, quel blessing pour la nostalgique en moi!). Un autre soir dans ma maison, la seule personne encore réveillée vers onze heures ou minuit (pour moi dans ce temps-là, c’était tard (je devais quand même me lever à six heures du matin), incapable de dormir. Les ronflements de mes parents de nouveau la trame de fond de mon insomnie anxieuse. Je devais avoir prié à Dieu de ne pas me faire gay ou quelque chose d’également triste pour être encore réveillée. Je suis allée dans cette même salle de bain, avec toutes ces pensées confuses comme seules compagnes et j’ai décidé de me regarder dans les yeux pour la première fois depuis des années. Un long regard perçant, sans cligner des yeux ou me détourner de leurs formes bridées, MES yeux bridés, MES cheveux noirs, MA peau jaune. C’était à moi, à moi seule. Ma queerness aussi était à moi, mais je ne le savais pas encore. Je me suis demandé à voix haute : « Qui es-tu? » et la vérité m’a répondu : « Tu es toi. Et tu ne ressembleras jamais à personne d’autre qu’à toi-même. Tu sauras un jour que tu n’as pas besoin d’être blanche pour être heureuse, ou avoir des ami.e.s. Tu n’auras jamais les yeux verts, ou bleus ou même bruns pâles, mais tu pourras voir le monde avec tes yeux à toi, tes yeux uniques de survivante, de personne racisée, mais blanche à l’intérieur, de personne queer en grande partie cisgenre, de survivante, de SURVIVANTE de ton père et de ses violences. 14 ans sans répit, mais tu peux te donner une pause, maintenant. Accorde-toi une pause. S’il te plaît. »
J’ai fermé les yeux, j’ai pissé, et je suis allée me coucher.
Bonne nuit.
2. Encore aujourd’hui, je ne sais pas encore si j’aime mon visage ou pas. Il y a une raison à mon choix de photo de profil, ma première depuis plus d’un an : moi, tête baissée, n’osant pas regarder en face. C’est parce que c’est dur pour moi de me trouver attirante, ou hot, ou belle et de croire les personnes qui pensent que je le suis. Il y a très peu de photos de moi depuis que j’ai fait mon coming out. Peut-être parce que je suis devenue encore plus invisible qu’avant, que j’ai perdu encore plus de privilèges (même si je reconnais les multiples privilèges que je possède encore et que j’aurai toujours). C’est une image intéressante : avant de faire mon coming out, on me prenait très souvent en photo, alors que je ne voulais pas me voir et maintenant, ouvertement queer, le nombre de clichés faits de moi se comptent sur les doigts de la main, et mon visage me manque un peu. Je ne sais plus à quoi je ressemble. Peut-être que c’est ça, être une asiatique adoptée et queer : vivre sur une fine balance entre être là et ne plus l’être, entre avoir une maison et l’abandonner/la perdre d’un coup, exister sans certitude d’un lendemain, restant seulement on the edge of everything. Mid-air. Awake at midnight, waiting.
Y.